Les sophismes et les biais cognitifs
1. Qu'est-ce qu'un sophisme?
Dans le livre Introduction to logic [1], désormais un classique d’introduction à la logique, Irving Copi présente les sophismes comme des types d’arguments qui peuvent paraître adéquats à première vue, mais qui, dans les faits, ne le sont pas. Les sophismes ne seraient ni plus ni moins que des erreurs d’argumentation. Cette caractérisation est suffisamment vague et générale pour inclure des types d'erreurs très diverses, allant de la simple ambiguïté entre deux termes à la violation de règles logiques ou mathématiques. Il existe évidemment des façons de préciser la notion de sophisme à partir de cette caractérisation, notamment en fonction du domaine de recherche qui nous intéresse.
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Une deuxième manière de caractériser les sophismes est de les définir comme des raisonnements fautifs incitant à tirer de mauvaises conclusions [2]. Ces raisonnements peuvent être appelés tout simplement « sophismes » lorsqu’ils sont commis de façon volontaire, et « paralogismes » lorsqu’ils sont commis de façon involontaire. On insiste ici sur le fait que celui ou celle qui commet un sophisme peut le faire dans le but explicite de tromper son auditoire, en profitant par exemple de certaines tendances cognitives humaines à traiter l’information incorrectement (comme le biais de croyance, soit, la tendance à accepter les conclusions « vraisemblables » d’arguments pourtant invalides).
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La première caractérisation parle de sophismes en termes d’arguments, plutôt associés au langage, alors que la seconde en parle en termes de raisonnements, plutôt liés à la psychologie. Ceci n’est pas anodin, puisqu’on peut distinguer différents aspects des sophismes, dont leur dimension logique (ayant à voir avec l’organisation du discours), leur dimension sémantique (ayant à voir avec le sens des mots), leur dimension pragmatique (ayant à voir avec les effets qu’on peut produire avec le langage), ou encore leur dimension psychologique (ayant à voir avec le fonctionnement de notre cognition). En pratique ces dimensions sont interreliées, mais les distinguer permet de mieux comprendre leur interaction et permet ainsi une meilleure compréhension des sophismes.
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Dans ce qui suit, nous présenterons une classification des sophismes (section 3) qui permettra de voir en quoi les sophismes se distinguent des biais cognitifs (section 4) avant de conclure sur quelques pistes de solutions pour les éviter (section 5). Un encadré (section 2) fournit une brève définition de quelques mots-clés.
2. Mots-clés associés aux sophismes
Logique
La logique est une discipline qui s’intéresse à l’argumentation et aux conditions que doivent remplir les arguments pour être jugés corrects ou valides. Comme il est courant de considérer les termes « raisonnement » et « argument » comme synonymes, on peut aussi comprendre la logique comme une étude du raisonnement. L’étude des sophismes, qui sont des erreurs de raisonnement ou d’argumentation, est un aspect important de la logique : il faut les étudier pour mieux s’en prémunir.
Argument
Un argument est un ensemble d’énoncés dont certains, qu’on appelle les prémisses, visent à en établir un autre, qu’on appelle la conclusion de l’argument. Le passage des prémisses à la conclusion est une inférence. Les énoncés ont la propriété d’être vrais ou faux, selon qu’ils décrivent fidèlement ou non la réalité. Par exemple, les énoncés « L’eau gèle à 0ºC » et « Tous les chiens sont des mammifères » sont vrais, alors que les énoncés « 7+5=13 » et « L’eau ne gèle pas à 0ºC » sont faux.
Validité
La validité est la qualité d’un argument dont les prémisses permettent d’établir adéquatement la conclusion. Par exemple, un argument est dit déductivement valide si la vérité des prémisses rend nécessaire la vérité de la conclusion. Autrement dit, un argument est déductivement valide si et seulement si il est impossible que ses prémisses soient vraies et la conclusion fausse. Voici un exemple d’un tel argument : Prémisse 1 : « Tous les chiens sont des mammifères » Prémisse 2 : « Tous les mammifères sont des animaux » Conclusion : « (Donc) Tous les chiens sont des animaux » Dans cet exemple, l’information contenue dans la conclusion est en quelque sorte déjà dans les prémisses, mais de manière implicite; tirer une conclusion valide permet de rendre cette information explicite. La distinction entre vérité et validité permet de réaliser que certains arguments à structure similaire peuvent être invalides même si leurs prémisses sont vraies, comme dans l’exemple qui suit: Prémisse 1 : « Tous les chiens sont des animaux. » Prémisse 2 : « Tous les chats sont des animaux. » Conclusion : « (Donc) Tous les chiens sont des chats. » Notons que cette conclusion est invalide puisqu’on ne peut la déduire des prémisses, même si celles-ci sont vraies. Notons également que la fausseté de la conclusion suggère que l’argument est problématique, mais ceci n’est pas toujours le cas. Il est en effet possible qu’on ne voit pas de problème dans des arguments aux conclusions vraisemblables, comme l'argument qui suit, dont la structure est identique à l’argument précédent: Prémisse 1 : « Tous les chiens sont des animaux. » Prémisse 2 : « Tous les mammifères sont des animaux. » Conclusion : « (Donc) Tous les chiens sont des mammifères. » À l’inverse, des arguments peuvent être valides même si les prémisses et la conclusion qui les composent sont fausses. En voici un exemple: Prémisse 1 : « Tous les logiciens s’appellent Bobby Watson. » Prémisse 2 : « Tous les Bobby Watson sont commis-voyageurs. » Conclusion : « (Donc) Tous les logiciens sont commis-voyageurs. » Ceci veut donc dire que la validité d’un argument n’est pas le seul critère nous menant à accepter sa conclusion: il faut aussi que ses prémisses soient acceptables ou vraies.
3. Classification et exemples de sophismes
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Il existe de nombreuses classifications différentes des sophismes, chacune insistant sur différents aspects et visant à faire ressortir certaines similitudes entre sophismes. Une des classifications permettant de comprendre un large éventail de sophismes est due à Ralph Johnson et Anthony Blair, auteurs connus pour leurs contributions au courant de la logique de l’argumentation [3]. C’est cette classification qui sera retenue dans cet article.
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Cette classification assouplit le critère de vérité des prémisses, qui s’intéresse au lien entre les énoncés et la réalité, ainsi que le critère de validité des arguments, qui s’intéresse aux liens logiques entre les énoncés, critères qui sont issus de la logique déductive. Elle les remplace respectivement par un critère d’acceptabilité des prémisses, et des critères de pertinence et de suffisance, permettant de mesurer la force du lien d’inférence, c’est-à-dire à quel point les prémisses donnent du soutien à la conclusion d’un argument. Le critère d’acceptabilité est un affaiblissement du critère de vérité en ce qu’une prémisse acceptable décrit le monde de manière plausible ou approximative, sans qu’on se soucie de savoir si elle est littéralement vraie. Par exemple, dans la plupart des contextes, dire qu’il y a 8 milliards d’êtres humains serait acceptable, même si c’est, en toute rigueur, faux (il n’y a pas exactement ce nombre d’êtres humains sur notre planète).
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De même, la pertinence et la suffisance affaiblissent le critère de validité puisque, contrairement à la validité, même si un ensemble de prémisses est pertinent et suffisant pour établir une conclusion donnée, ces prémisses n’ont pas à rendre la conclusion nécessaire. Par exemple, si sur la base de la prémisse que 99% des médecins paient leurs impôts on conclut que la Dre Lasanté a payé ses impôts, on tire la bonne conclusion, celle qui est rendue plus probable par la prémisse, bien que cette conclusion ne soit pas établie hors de tout doute.
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Selon la classification de Johnson et Blair [3], on peut ainsi comprendre les sophismes comme des manœuvres argumentatives qui ne respectent pas un ou plusieurs de ces critères.
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Les prémisses de l'argument sont-elles acceptables?​
Parmi les sophismes, certains sont ainsi des arguments qui enfreignent le critère d’acceptabilité des prémisses. Par exemple, les faux dilemmes sont des arguments dans lesquels une prémisse présente une alternative entre deux possibilités, dont l’une doit de toute évidence être rejetée. L’affirmation « Ou bien vous êtes avec nous [les Américains], ou bien vous êtes avec les terroristes » en est un exemple célèbre dû à l’ex-président américain George W. Bush, prononcée dans le contexte des interventions militaires américaines à la suite des attentats du 11 septembre 2001. Comme il est évidemment inconcevable de se ranger du côté des terroristes, il faudrait par la force des choses se ranger du côté de Bush et de l’armée américaine. Or on pourrait bien juger inacceptables les prémisses qui ne présentent pas les possibilités de manière exhaustive. On peut en fait imaginer une troisième possibilité, à savoir de s’opposer aux terroristes tout en critiquant l’intervention de l’armée américaine. La prémisse telle que formulée par Bush peut ainsi être rejetée comme fausse, violant ainsi le critère d’acceptabilité ou de vérité.
Les prémisses de l'argument sont-elles pertinentes?​
D’autres sophismes sont plutôt des violations du critère de pertinence, c’est-à-dire qu’ils présentent des prémisses qui peuvent être acceptables, mais dont le lien avec la conclusion à établir n’est pas évident. Ainsi, l’appel à la tradition est un sophisme consistant à défendre une idée ou une pratique sur la base du fait qu’elle est admise depuis longtemps. Si l’on dit par exemple « Il en a toujours été ainsi, et il est acceptable que les femmes accomplissent davantage de tâches ménagères que les hommes », on invoque un fait historique, mais qui ne semble pas pertinent dans la justification d'une pratique. La prémisse est acceptable (si on convient que les tâches ménagères reposaient traditionnellement sur les épaules des femmes). Par contre, on pourrait juger que nos pratiques passées s’appuyaient sur de mauvaises raisons et étaient problématiques, si on juge par exemple qu’il y a historiquement eu discrimination envers les femmes. On pourrait aussi penser que le monde a changé et qu’on ne devrait plus agir comme autrefois. Bref, des prémisses peuvent être acceptables sans être pertinentes.
Les prémisses de l'argument sont-elles suffisantes?​
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Enfin, certains sophismes sont des arguments ne respectant pas le critère de suffisance : les prémisses de l’argument ne sont pas assez fortes pour défendre sa conclusion. Parmi les sophismes violant ce critère, on peut citer la généralisation hâtive, une erreur consistant à penser que, puisqu’une propriété s’applique à un ou plusieurs cas, elle s’applique à tous les cas. Il serait par exemple tentant de conclure que toute la classe politique est corrompue sur la base d’une énumération de quelques ministres malhonnêtes. Cependant, on voit bien qu’un seul contre-exemple, c’est-à-dire une seule personnalité politique honnête, permettrait d’invalider la conclusion générale.
4. Sophismes et biais cognitifs
Pour mettre en lumière ce qui distingue biais et sophismes, il peut être utile de comparer quelques-unes de leurs caractéristiques. Ceci permettra de présenter deux liens possibles entre sophismes et biais.
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Le psychologue Rüdiger Pohl, dans l’introduction du livre Cognitive illusions [4], suggère que les biais cognitifs sont (1) des déviations de notre perception, de notre jugement ou de notre mémoire par rapport à la réalité. Pour compter comme des biais, ces déviations devraient être (2) systématiques et se produire par exemple de manière prévisible, et pas simplement de manière aléatoire. Les biais seraient aussi (3) involontaires, c’est-à-dire hors de notre contrôle, et, par le fait même, (4) difficiles, voire impossibles à éviter.
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Sur la base de cette caractérisation se dessine déjà un contraste important avec les sophismes, qui n’ont pas en principe à voir avec la manière de se représenter la réalité ou de traiter l’information (1), mais sont plutôt des déviations par rapport à des règles du dialogue ou de la logique de l’argumentation. Ces déviations n’ont pas non plus à être, et ne sont pas dans les faits, systématiques (2). Les sophismes peuvent être commis involontairement ou volontairement (3), par exemple dans le but de tromper un auditoire, ce qui veut aussi dire qu’il est possible de les éviter (4).
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Le fait qu’on puisse distinguer sophismes et biais ne signifie pas qu’aucune relation n’existe entre les deux. On notera ici deux interactions possibles. Premièrement, il pourrait y avoir un lien de cause à effet entre certains sophismes commis de manière involontaire et certains biais (qu’on aurait de manière inconsciente), en ce sens que la présence du biais entraînerait le sophisme. Par exemple, le raisonnement motivé (motivated reasoning) est une tendance cognitive à rechercher des raisons justifiant les conclusions auxquelles on souhaite croire ; on dirigerait notre attention vers ce qui invalide la position adverse et vers ce qui soutient la nôtre. Il y aurait une base émotionnelle à ce biais : agir ainsi permettrait de garantir la consonance cognitive (une forme de cohérence personnelle) et de réduire la dissonance (le fait d’avoir des croyances contradictoires). Le biais de confirmation serait un exemple d’une telle tendance. Certains sophismes, comme la caricature (le fait de déformer les propos d’une personne, par exemple en faisant une catégorisation sélective de sa position) ou la généralisation hâtive, résulteraient de (ou pourraient être expliqués par) cette tendance cognitive qu’est le biais de confirmation [5].
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On pourrait aussi distinguer les biais des sophismes en s’intéressant à leur rôle ou à la place qu’ils occupent dans notre cognition. Il n’y a pas de consensus sur la (ou les) fonction(s) des biais cognitifs. On les considère parfois (a) comme de simples erreurs ou des dysfonctionnements de mécanismes de traitements de l’information, (b) comme des effets secondaires de mécanismes de traitement de l’information (par exemple les heuristiques, ayant évolué pour simplifier des opérations cognitives autrement trop complexes, ou encore (c) comme de simples adaptations qui permettent un traitement rapide et souvent efficace de l’information. Les sophismes, étant médiatisés par le langage, ne sont pas généralement vus comme ayant de telles fonctions évolutives, parce que leur lien avec notre cognition ne semble pas aussi direct que pour les biais. Cela dit, certains auteurs avancent que la fonction de l’argumentation ne serait pas principalement la connaissance ou la vérité, mais aurait plutôt à voir avec l’interaction sociale et la communication [6]. Les sophismes pourraient ainsi être compris à la lumière de ce rôle de l’argumentation dans notre cognition. Cette hypothèse permet d’expliquer pourquoi nous avons tendance à être meilleur-es pour évaluer l’argumentation des autres que pour produire une argumentation, tendance qui peut être mise à profit pour corriger les biais et erreurs de raisonnement en groupe plutôt qu’individuellement. On reviendra sur ce point dans la dernière section.
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Cette distinction entre les sophismes et les biais selon leur fonction dans notre cognition permet de présenter une deuxième interaction possible entre eux. Contrairement au lien de cause à effet présenté ci-haut selon lequel les biais influencent les sophismes, on peut concevoir une interaction qui va plutôt dans l’autre direction, c’est-à-dire des sophismes vers les biais. La philosophe Audrey Yap [7] examine par exemple la manière dont le sophisme d’attaque contre la personne (aussi appelé ad hominem) peut miner la crédibilité d’une personne, et ce, même si le sophisme est détecté. Dans ce sophisme, qui enfreint le critère de pertinence, on s'en prend à une personne plutôt que de s’en prendre à son argument, par exemple en invoquant des traits de caractère qui n’ont pas directement à voir avec son propos. Quand le premier ministre du Québec François Legault traite le député de l'opposition Gabriel Nadeau-Dubois de « woke », il ne dit pas en quoi l'argumentation de ce dernier est défaillante ; il vise simplement à lui apposer une étiquette qu’on devine avoir une connotation négative pour plusieurs. C'est un exemple du sophisme d’attaque contre la personne.
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Ce que Yap tente de démontrer est que même si une telle manœuvre argumentative est explicitement jugée fallacieuse et l’intervention visant à décrédibiliser une personne jugée non pertinente, le jugement sur la crédibilité de la personne ainsi attaquée pourrait néanmoins s’en trouver affecté à cause de biais implicites (ou inconscients), comme l’effet continu de la désinformation, l’effet de répétition, les stéréotypes ou les préjugés. Contrairement à l’exemple précédent, c’est ici le sophisme qui jouerait sur l’expression d’un biais. On a donc une raison de croire non seulement que le sophisme et le biais sont différents, mais aussi que le biais peut persister même si le sophisme est repéré, et plus généralement que biais et sophismes ne sont donc pas toujours indépendants.
5. Que faire face aux sophismes?
Maintenant que nous avons une idée de ce en quoi consistent les sophismes, comment les identifier et les distinguer des biais, on peut se demander comment agir pour les éviter ou en limiter les effets. Nous présentons ici quelques pistes de réflexions.
Une manière de limiter les biais serait simplement de recourir à une stratégie métacognitive, c’est-à-dire faisant appel à une prise de conscience sur nos manières de former et réviser nos croyances. Prendre ainsi conscience de nos biais et connaître leurs causes pourrait aider à mieux intervenir pour les éliminer, ou à tout le moins en atténuer les effets. Il en irait de même pour les sophismes : mieux les connaître permettrait de mieux les identifier et les éviter. Beaucoup de professeur-es espèrent sans doute que leurs étudiant-es soient outillé-es pour combattre les sophismes et les biais à la sortie de leurs classes.
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Cette stratégie suppose toutefois que le simple enseignement, le fait d’apprendre à reconnaître les biais ou les sophismes en contexte, suffirait à en réduire l’occurrence. Cet optimisme est fort bien, mais il s'agit là d’une affirmation empirique qui devrait être justifiée, et dont on a par ailleurs des raisons de douter. Le biais d’angle mort montre par exemple à quel point, même en dépit d’une bonne connaissance du phénomène des biais cognitifs, il est difficile pour une personne d’agir sur ses propres biais. Il y a pire : certaines études ont même suggéré que le fait d’être conscient-e d’un biais pourrait avoir l’effet contraire et l’amplifier [8, 9]. Il est ainsi utile de recourir à d’autres stratégies que la métacognition seule, et notamment à des stratégies faisant en sorte que la détection d’un biais ou d’un sophisme, et le « dé-biaisage » ou la correction du biais, ne dépendent plus (seulement) de nous-même [10]. Voici deux autres stratégies.
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La première consiste à tenter d’externaliser certaines opérations cognitives, dont nos processus de raisonnement. Une manière de procéder consiste par exemple à les transposer à l’écrit [11]. Cette externalisation permettrait de débiaiser certaines opérations cognitives en évitant par exemple que des présupposés ou des préjugés ne s’immiscent dans nos raisonnements à notre insu, un peu à la manière dont se servir d’un crayon et de papier peut aider à surmonter nos limites en calcul mental. Une illustration de ceci consisterait à utiliser la logique formelle pour formuler un argument.
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Un autre principe à appliquer pour éviter les biais ou les sophismes pourrait être de miser sur l’interaction ou la socialisation [12], ce qui revient à bénéficier du jugement critique des autres pour éviter de commettre soi-même des erreurs. Cette stratégie est similaire au recours à l’évaluation par les pairs dans le monde scientifique : avant qu’un article ne soit publié, il est lu par des personnes qualifiées qui en évaluent la qualité et la validité. Le fait de se rapporter ainsi à l’expertise d’autres personnes pourrait être un aspect central de la rationalité [13]. La stratégie de socialisation serait particulièrement efficace lorsque les problèmes à résoudre ont une solution correcte ou « objective » [14]. Le fait de s’exposer à la critique est une manière d’augmenter le coût de nos erreurs, puisque si on affirme sans fondements quelque chose qui s’avère être faux, notre réputation sera minée. Une telle stratégie collective permettrait entre autres de dépersonnaliser les débats, en minimisant par exemple le rôle de certaines émotions dans l’évaluation des arguments.
Cela dit, les tâches en groupe sont souvent plus longues à accomplir, et certaines conditions doivent être satisfaites pour en tirer des bénéfices. Entre autres, les membres du groupe doivent être minimalement compétents et prêts à changer d’avis à la lumière des données probantes. Ils doivent de plus viser un but commun, comme celui d’arriver à un terrain d’entente sur une question. Enfin, le groupe doit être suffisamment hétérogène pour éviter les « angles morts » et pouvoir résister au conformisme.
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On voit donc que, bien que les biais et les sophismes soient un élément important de notre cognition, ils ne sont pas pour autant une fatalité. Des moyens sont à notre disposition pour les contourner et en diminuer les effets. La lecture de cet article, on peut l’espérer, est un pas dans cette direction !
Références​
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[1] Copi, Irving. (1953/2019). Introduction to logic. Routledge.
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[2] Baillargeon, Normand. (2006). Petit cours d’autodéfense intellectuelle. Lux Éditeur.
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[3] Johnson, Ralph H., & J. Anthony Blair. (1977). Logical self-defense. McGraw-Hill Ryerson.
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[4] Pohl, Rüdiger F. (Ed.). (2017). Cognitive illusions: intriguing phenomena in judgement, thinking and memory. Routledge.
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[5] Correia, Vasco. (2011). Biases and fallacies: The role of motivated irrationality in fallacious reasoning, Cogency: Journal of reasoning and argumentation, 3(1), 107-126.
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[6] Mercier, Hugo, & Dan Sperber. (2011). Why do humans reason? Arguments for an argumentative theory, Behavioral and Brain sciences, 34, 57-111.
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[7] Yap, Audrey. (2013). Ad hominem fallacies, bias, and testimony, Argumentation, 27(2), 97-109.
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[8] Sanna, Lawrence J., Norbert Schwarz, & Shevaun L. Stocker. (2002). When debiasing backfires: Accessible content and accessibility experiences in debiasing hindsight, Journal of Experimental Psychology: Learning, Memory, and Cognition, 28(3), 497-502.
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[9] Duguid, Michelle M., & Melissa C. Thomas-Hunt. (2015). Condoning stereotyping? How awareness of stereotyping prevalence impacts expression of stereotypes, Journal of Applied Psychology, 100(2), 343-359.
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[10] Beaulac, Guillaume, & Tim Kenyon. (2014). Critical thinking education and debiasing. Informal Logic, 34(4), 341-363.
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[11] Menary, Richard. (2007). Writing as thinking, Language Sciences, 29(5), 621-632.
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[12] Mercier, Hugo, & Dan Sperber. (2017/2021). L'énigme de la raison, Traduction par Abel Gerschenfeld. Odile Jacob.
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[13] Levy, Neil. (2022). Bad beliefs: Why they happen to good people. Oxford University Press.
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[14] Laughlin, Patrick R. (2011). Group problem solving. Princeton University Press.
L'auteur​
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Julien Ouellette-Michaud, MA, est professeur de philosophie au Collège de Maisonneuve à Montréal.
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Citer cette entrée​
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Ouellette-Michaud, J. (2023). Sophismes et biais cognitifs. Dans G. Béghin, E. Gagnon-St-Pierre, C. Gratton, & E. Muszynski (Eds). Raccourcis : Guide pratique des biais cognitifs Vol. 5. En ligne : www.shortcogs.com.
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