Sophisme de la conjonction
« Je juge qu’il est plus probable que deux événements se produisent conjointement plutôt qu’un seul de ces événements isolément. »
Définition
Un énoncé conjonctif est un énoncé de forme « … et … », par exemple « Les enfants aiment le sucre et les chats savent nager ». Comme son nom l’indique, le sophisme de la conjonction concerne la conjonction d’énoncés (ou d’événements), et en particulier le fait de juger qu’une conjonction est plus probable qu’une de ses parties. Ceci va toutefois à l’encontre des lois des probabilités, qui veulent que la probabilité d’une conjonction soit nécessairement plus petite ou égale à la probabilité de chacun des énoncés conjoints pris isolément. Autrement dit, un énoncé « A et B » ne peut en aucune situation être plus probable qu’un énoncé « A » pris seul. Il faut bien, après tout, que les énoncés « Les enfants aiment le sucre » et « Les chats savent nager » soient eux-mêmes vrais pour que l’énoncé conjonctif soit vrai. Croire qu’une conjonction est plus probable que ses parties, c’est commettre le sophisme de la conjonction. On peut considérer le sophisme comme un biais dans la mesure où on a tendance à le commettre systématiquement dans certaines situations [1].
Exemple
Voici une reformulation de l’exemple le plus célèbre de ce biais, maintenant connu sous le nom de « problème de Linda » [2]:
Linda a 31 ans, est célibataire, très brillante et n’a pas peur d’exprimer ses idées. Les études en philosophie qu’elle a complétées l’ont menée à s’intéresser aux enjeux de discrimination et de justice sociale. Elle a aussi participé à des manifestations contre les énergies fossiles.
Sur la base de cette description, on demande laquelle des situations suivantes est la plus probable:
Linda est banquière
Linda est banquière et féministe
L’énoncé (2) est une réponse intuitive pour bien des gens (plus de 80% des gens dans la formulation initiale du problème), qui sont tentés d’associer la description de Linda au féminisme. Or, il faut remarquer que (1) est plus probable que (2), puisque, une fois de plus, (1) doit être vrai pour que (2) le soit. Choisir l’énoncé (2), c’est commettre le sophisme de la conjonction.
Explication
Notons d’emblée qu’il ne s’agit pas d’un simple phénomène linguistique, selon lequel on entendrait la notion de probabilité en plusieurs sens, ou selon lequel un énoncé comme « Linda est banquière » serait implicitement compris comme signifiant « Linda est banquière, mais pas féministe », excluant la possibilité qu’elle soit féministe [1].
L’une des hypothèses prédominantes visant à expliquer ce biais veut que nos jugements reposent sur une heuristique de représentativité [3]. Dans l’exemple ci-haut, la description donnée est jugée représentative d’une personne féministe, tandis qu’elle ne correspond pas à l’image qu’on se fait d’une banquière. Comme l’énoncé « Linda est banquière et féministe » inclut un élément « représentatif » de la description de Linda — à savoir, le fait qu’elle soit féministe — il serait jugé (erronément) plus probable que l’énoncé « Linda est banquière » pris seul. Cette hypothèse permettrait d’expliquer pourquoi le biais a tendance à s’exprimer dans certains types de situations, par exemple lorsqu’il y a référence à des groupes sociaux, et les pratiques s’appuyant sur des stéréotypes.
Conséquences
Bien que ce biais ait été observé à de nombreuses reprises en laboratoire, peu d’études portent sur ses occurrences dans la vie courante. Il semble toutefois plausible de penser qu’il existe des situations où nous n’avons pas tendance à commettre le sophisme de la conjonction. Nous ne jugeons pas, par exemple, que l’énoncé « Bianca Andreescu gagnera le championnat et Serena Williams gagnera le championnat » est plus probable que l’énoncé « Bianca Andreescu gagnera le championnat », puisque ces énoncés ne peuvent pas être vrais en même temps. Il est ainsi difficile de dire à quel point ce biais a des conséquences négatives, puisque beaucoup d’événements de la vie de tous les jours n’ont pas la même structure que ceux qui intéressent la théorie des probabilités.
Pistes de réflexion pour agir à la lumière de ce biais
Connaître les lois des probabilités ne nuit pas, mais ne prémunit pas non plus contre ce biais.
Représenter l’information sous forme visuelle.
Identifier les situations ou les contextes propices à nous induire en erreur.
Comment mesure-t-on ce biais?
Ce biais s’observe surtout en contexte expérimental, où une expérience typique consiste à tester plusieurs participants en les faisant répondre à diverses questions variant selon des paramètres contrôlés par les expérimentateurs. Un même participant pourra par exemple choisir parmi une liste d’énoncés celui qu’il juge le plus probable, ou estimer la probabilité d’un énoncé, ou ordonner des énoncés selon qu’il les juge plus ou moins probables. On fait aussi varier le contenu des énoncés (certains énoncés sont vraisemblables et d’autres non ; certains sont reliés entre eux et d’autres incompatibles ; etc.) pour en mesurer l’incidence sur le biais. Lorsque des participants jugent la probabilité d’une conjonction plus élevée que celle de ses parties, cela suggère qu’ils commettent le sophisme.
Ce biais est discuté dans la littérature scientifique :
Ce biais a des répercussions au niveau individuel ou social :
Ce biais est démontré scientifiquement :
Références
[1] Moro, Rodrigo (2009). On the nature of the conjunction fallacy. Synthese, 171(1):1–24.
[2] Tversky, Amos & Daniel Kahneman (1982). Judgments of and by representativeness. In Kahneman, Daniel and Slovic, Paul and Tversky, Amos (Eds), Judgment under Uncertainty: Heuristics and Biases, pages 84–98. Cambridge University Press.
[3] Kahneman, Daniel & Amos Tversky (1973). On the psychology of prediction. Psychological review, 80(4):237–251.
Voir aussi:
Gigerenzer, Gerd (1991). How to make cognitive illusions disappear: Beyond “heuristics and biases”. European Review of Social Psychology, 2(1):83–115.
Tags
Niveau individuel, Heuristique de représentativité, Besoin de fermeture cognitive
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Auteur-e
Julien Ouellette-Michaud, candidat au doctorat en philosophie, Université McGill; professeur de philosophie, Collège de Maisonneuve.
Comment citer cette entrée
Ouellette-Michaud, J. (2020). Sophisme de la conjonction. Dans C. Gratton, E. Gagnon-St-Pierre, & E. Muszynski (Eds). Raccourcis : Guide pratique des biais cognitifs Vol. 1. En ligne : www.shortcogs.com
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