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Biais de réification

« Le simple fait de nommer une chose me fait croire qu’elle existe. »

Définition

La réification consiste à penser qu'une chose existe du fait qu'elle est (dé)nommée, comme allant de soi, alors que ce n'est pas forcément le cas. Res- vient du latin (chose), et -ification est une forme de facere (faire). Créer de nouvelles notions, de nouveaux concepts, est un procédé courant dans l'usage d'une langue, mais si on prend l'objet de pensée [1] pour une chose existante sans autre forme de vérification, on est victime d'un biais cognitif : la réification. Nommer une chose ne la fait pas exister pour autant. Parce qu'il utilise des signes et des symboles, l'être humain peut être amené à confondre idéeet réalité.


Proche du biais d'essentialisme, le biais de réification est néanmoins différent : plutôt que surestimer les informations que nous pouvons tirer à partir de l’appartenance à une catégorie sociale, il s'agit de croire en l'existence de cette catégorie à partir d'un terme. La réification intervient donc plutôt avant l'essentialisation, et peut y conduire.

Exemple

L'usage du mot race, ou racisme, peut induire la croyance que les races existent, quand bien même la biologie a démontré qu'il n'y a pas de races au sein du genre humain. Autre exemple de ce type : à force de parler de fantômes, certains pourraient finir par y croire... Dans le milieu de l'éducation, la locution « mauvais-e élève » (ou « bon élève ») est une réification, dès lors que la recherche montre qu'elle ne correspond à aucune réalité [2] : il vaut mieux parler d’élèves en difficulté d'apprentissage, en manque de motivation ou de confiance en soi.

Explication

La réification provient de l'accumulation de savoirs et de l'expérience humaine dans le langage, héritage entre les générations qui n'est pas systématiquement remis en question et conduit parfois à « confondre nos conceptualisations avec les lois de l'univers » [3]. Elle est la conséquence d'une vision naïve de la « réalité », et de l'ignorance du rôle du langage et de la culture dans la connaissance humaine, au-delà des faits. À l'extrême, c'est comme si la réalité n'était composée que d'objets dont l'être humain n'aurait qu'à constater la présence et l'énoncer avec le mot juste – sans risque de se tromper. Cette vision naïve soutient la « magie performative » [4] des énoncés, comme celle qui conduit ces villageois accueillant des pensionnaires de soins psychiatriques à ne pas manger dans la même assiette que « les bredins », comme si la maladie mentale était contagieuse [4]. Or, c'est précisément le fait de les nommer autrement que les autres villageois qui participe à cette suspicion.


Ce biais est lié à l'effet d'exposition à un message : par l'usage du langage, certaines catégories mentales deviennent plus saillantes, ce qui les rend disponibles mentalement et favorise leur usage pour expliquer ce qui nous entoure.

Conséquences

Le biais ne porte pas forcément sur un seul mot : il peut impliquer un énoncé ou l'ensemble d'un discours. Il peut aussi porter sur l'importance accordée à quelque chose : il suffit de parler abondamment de « terrorisme » pour susciter la peur, malgré les probabilités infimes d'en mourir; pourtant, personne n'a peur des aliments trop salés, alors que c'est une des premières causes de mortalité dans le monde... Ainsi, ce biais conduit à une distorsion de notre représentation du monde ou de certains de ses aspects – dans l'exemple, il conduit à une surévaluation des risques – qui est provoquée par les choix linguistiques d'autres personnes.


Cette distorsion va de la séduction la plus anodine, à la publicité et jusqu'à la manipulation avec un ensemble choisi d'éléments de langage qui constitue un système cohérent dont il peut être très difficile de s'extraire, et conduire à une emprise psychologique. Dans ce cas, le biais influence aussi nos valeurs. Dans le monde du travail, par exemple, les bureaux spécialisés des dirigeants font apparaître de nouveaux termes – la novlangue – pour provoquer de fausses croyances à leur avantage : la prime, par exemple, fait croire aux employé-es qu'ils sont gagnant-es alors qu'ils acceptent un mode de rémunération précaire, un pacte social en leur défaveur [5].


Cependant, la même fonctionnalité des mots peut aussi se révéler bénéfique lorsque les termes nouveaux permettent effectivement de penser des choses encore inconnues, comme les microbes ou les virus. Il ne s'agit plus d'un biais, dans ce cas, puisque l'existence du référent étant vérifiée par une démarche scientifique.

Pistes de réflexion pour agir à la lumière de ce biais

  • Il s'agit de questionner le choix des mots, des images, etc. : à l'existence de quoi sommes-nous invités à croire ? S'il ne s'agit que d'objets imaginaires, traitons-les comme tels !

  • Dans le questionnement critique, il est utile de confronter les termes utilisés à des alternatives pour exprimer les mêmes idées, pour prendre conscience d'une éventuelle réification.

Comment mesure-t-on ce biais?

Il n'existe pas de méthode concrète de mesure de ce biais. La réification est un biais cognitif qui résulte d'une confusion entre les composants du signe : les mots, leur signification et ce qu'ils désignent [1]. Les liens entre ces composants permettent pensée, langage et communication : mais être en lienn'est pas être identique. On peut repérer un biais de réification à ce que l'on prend le mot pour la chose ou, selon le célèbre proverbe chinois : « quand le sage montre la lune, l'imbécile regarde le doigt ». Autre indice : un terme ou énoncé auto-argumenté, qui verrouille un sujet controversé dans l'implicite en se faisant passer pour évident. Par exemple, dans « manger du porc », porc peut induire une réification pour marquer la différence entre l'aliment et la chaire de cochon, alors qu'il n'y en a pas. La difficulté à identifier ce biais tient à ce que le raisonnement fautif demeure implicite : il s'agit de s'autoriser à remettre en question ce qui est souvent amené comme un simple choix du lexique, et à réintroduire sa dimension problématique.

Ce biais est discuté dans la littérature scientifique :

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Ce biais a des répercussions au niveau individuel ou social :

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Ce biais est démontré scientifiquement :

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Références

[1] Grize, Jean-Blaise. (1996). Logique naturelle & communications. Presses Universitaires de France.


[2] Desombre, Caroline, Gérald Delelis, Laura Antoine, Marc Lachal, Françoise Gaillet, & E gène Urban. (2010). Comment des parents d’élèves et des enseignants spécialisés voient la réussite et la difficulté scolaires.” Revue Française de Pédagogie, 173: 5–18.


[3] Berger, Peter L, & Thomas Luckmann. (1967). The Social Construction of Reality: A Treatise in the Sociology of Knowledge. Open Road Media.


[4] Jodelet, Denise. (1989). Folies et représentations sociales. Presses Universitaires de France.


[5] Linhart, Danièle. (2021). L'insoutenable subordination des salariés. Éditions Érès.

Tags

Niveau intergroupes, Niveau individuel, Niveau interpersonnel

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Auteur-e

Alaric Kohler est chercheur et chargé d'enseignement à la Haute École Pédagogique (Berne, Jura, Neuchâtel). Après des études en philosophie, puis en psychologie sociale et clinique, sa thèse sur les situations de malentendu en classe de physique l'oriente vers l'éducation. Ses travaux s'intéressent à l'apprentissage, à l'argumentation et aux processus sociaux et communicatifs en intégrant des apports de psychologie socio-cognitive, de sémiologie et d'épistémologie socio-génétique. www.alarickohler.ch

Comment citer cette entrée

Kohler, A. (2023). Biais de réification. Dans G. Béghin, E. Gagnon-St-Pierre, C. Gratton, & E. Muszynski (Eds). Raccourcis : Guide pratique des biais cognitifs Vol. 5. En ligne : www.shortcogs.com

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